ANALYSE DES COMMENTAIRES DES CONTEMPORAINS SUR LE PROJET DE BOURGELAT

Mis en ligne le 22/12/2019
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Thème: Un manuscrit inédit de Claude Bourgelat.


RÉSUMÉ
texte intégral à la suite

Il n’est pas exagéré de dire que le projet de Bourgelat provoqua la réprobation parmi ses contemporains, pour autant que les trois sources documentaires dont nous disposons sont représentatives de l’opinion générale. On aurait certes aimé connaître l’opinion de Bertin et celle de Turgot qui, selon la lettre de Bourgelat du 12 juin à Ducluzel, ont bien été destinataires du projet. Comme le projet a été par la suite définitivement enterré, on peut penser que le ministre et le contrôleur général partagèrent l’avis de la SRM.
Les critiques des commentateurs (voir les transcription des documents à partir de mon billet précédent) portent tant sur le fond, à savoir les mesures de police sanitaire détaillées dans les articles de l’arrêt, que sur la façon dont Bourgelat les explique et les met en contexte dans ses notes explicatives. Ce que frappe aussi, chez les trois sources, c’est la violence des attaques contre les vues de Bourgelat, voire contre sa personne-même, chez Vitet en particulier.
Le fond du projet, c’est son esprit général (ce qu’il vise et comment il prétend y atteindre) et le système des mesures spécifiques à mettre en œuvre. Comme je l’ai remarqué dans mon analyse du projet dans un billet antérieur, nous avons ici, pour la première fois dans la législation sanitaire animale française, un ensemble complet et cohérent de mesures abordant tous les aspects du problème posé. Or jamais ce point, selon moi fort, du projet n’est relevé par les commentateurs. Ce qui frappe tant Vitet que les médecins experts de la SRM c’est qu’aucune des mesures proposées n’est en soi originale (à l’exception de la démonstration expérimentale de la contagiosité de l’article 6), que chacune d’entre elles figure déjà dans d’autres arrêts ou ordonnances, instructions ou mémoires. C’est exact, mais le projet de Bourgelat a l’immense mérite de rassembler ce qui était éparpillé dans différents textes, et qui était souvent le fruit des circonstances, en un ensemble faisant système, rationnel mais également fondé sur les expériences récentes. 

Quant à l’intendant de Tours et à son secrétaire général, il semble qu’ils ignoraient que la police sanitaire des maladies contagieuses animales s’était assez profondément renouvelée à la suite de l’épizootie du Sud-Ouest de 1775-76. Paradoxalement, cette ignorance leur fait mettre le doigt sur le défaut du système, clos et définitif, de Bourgelat : son manque de souplesse. Pour eux, chaque situation sanitaire est particulière et requiert des mesures adaptées de la part des intendants. Comme Turgot au début de son intervention dans le Sud-Ouest, ils prônent avant toute chose la liberté du commerce et des échanges et ne comprennent pas qu’on crée des situations d’exception pour une simple maladie contagieuse. Ce point de vue qu’on pourrait qualifier de libéral rejoint d’une certaine manière celui de Vitet qui s’oppose très vivement à l’aspect punitif et répressif du Projet de Bourgelat. Pour Vitet, l’incitation (en l’occurrence financière) à bien faire vaut toutes les amendes ou autres peines de prison et de galères. Il s’agit bien ici d’une opposition de fond portant sur une certaine conception de la société. Celle de Bourgelat est franchement totalitaire, établissant à tous les niveaux de décision une place majeure au contrôle administratif et policier, comme le montre à l’évidence son projet d’arrêt. On peut imaginer qu’à l’époque des Lumières cette vision autoritaire de la société révulsait tant les défenseurs des libertés individuelles que les avocats d’une société libérale faisant la part belle aux échanges et à la circulation des personnes et des biens.
Toujours sur le fond, la seule mesure concrète du projet qui pose un réel problème aux critiques c’est celle qui fait l’objet de l’article 6, autrement dit la démonstration expérimentale du caractère contagieux des premiers cas de maladie. Cette critique est loin d’être anodine car c’est l’un des deux pivots du projet, l’autre étant l’abattage par troupeau (articles 7 et 11). J’ai expliqué dans un précédent billet pourquoi cette disposition originale est en effet le véritable talon d’Achille du projet. Sans entrer ici dans le détail, disons que cette mesure instaure deux stades successifs dans la police sanitaire : celui de simple suspicion et celui de confirmation, avec toutes les complications que cela suppose dans la mise en œuvre sur le terrain. Les critères de de contagiosité retenus par Bourgelat sont contestables et le dispositif expérimental présente un risque supplémentaire de propagation de la maladie. Mais c’est la conception sous-tendant cette mesure que les experts de la SRM mettent en cause, à savoir la dichotomie tranchée faite par Bourgelat entre les maladies contagieuses et celles qui ne le sont pas. Pour eux seul importe de faire un diagnostic précis sur la base des signes cliniques. Deux conceptions médicales s’affrontent qui reflètent probablement des débats de l’époque dépassant les seules maladies animales. Mais aucun des deux camps n’avaient à l’époque les moyens d’emporter le morceau. Bourgelat recherchait une preuve concrète de la contagiosité, en utilisant un vrai dispositif expérimental, montrant en cela un esprit scientifique novateur. Mais il le faisait au cœur-même de la crise en ne réalisant pas à quel point ce souci louable d’administration de la preuve introduisait de complications dans le dispositif de lutte. De leur côté, les experts de la SRM s’en tenait dogmatiquement à l’identification spécifique de la maladie, le diagnostic étant alors uniquement clinique, donc largement incertain.
Au-delà de la critique de fond, de la critique scientifique et technique du projet, on est frappé par le jugement constamment négatif et jamais nuancé que les commentateurs portent sur l’état d’esprit de Bourgelat et, plus grave, sur sa personnalité-même. Il semble qu’on leur donne l’occasion d’exprimer un sentiment qu’ils éprouvent de longue date et qui est largement partagé dans leurs mondes respectifs. Les expressions sont souvent terribles ; tous reprochent à Bourgelat sa mauvaise foi, son agressivité, son autoritarisme et surtout son sectarisme dans la défense des écoles vétérinaires et de leurs élèves. Tandis que les commissaires de la SRM, qui s’adressent in fine au contrôleur-général, restent relativement mesurés dans leur propos pour ne pas créer de fracture définitive entre la SRM et les écoles vétérinaires, Vitet qui s’adresse à l’intendant de Lyon, n’y va pas par quatre chemins. Il attaque l’homme dans sa personnalité, le taxant notamment de bassesse et de duplicité dans ses rapports avec le pouvoir.

L’historien n’est pas en mesure d’apprécier le bien-fondé des jugements sur Bourgelat qui ont été alors prononcés à l’intérieur du petit monde de la médecine. L’exagération sans retenue de Vitet peut faire soupçonner l’existence d’une rivalité entre les deux hommes datant de la fondation des écoles vétérinaires. Plus crédible peut-être est le point de vue de Genty, obscur secrétaire d’intendance, qualifiant le projet de tissu de bêtises destiné à relever le discrédit des élèves des écoles vétérinaires. Genty se contente probablement de colporter un bruit qui circulait en 1777 dans les couloirs des grandes administrations mais cette opinion négative sur l’utilité des vétérinaires formée par les nouvelles écoles est peut-être en effet le ressort principal de l’écriture du projet, de même qu’il explique les procédés de défense de son auteur Bourgelat.

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