Pour mieux cerner la personnalité de Blanchard, il n’est pas sans intérêt de relater la nature des conflits qui l’ont opposé à certains de ses pairs durant sa carrière. Ce type d’éléments biographiques échappent souvent à l’historien car ils ne font pas l’objet de rapports ou d’articles de journaux du vivant des protagonistes et que les correspondances ont souvent disparu. Certains épisodes de ce type sont toutefois à notre disposition pour Blanchard, car ils se sont déroulés publiquement au sein de sociétés ou d’Académies, ou ont été rapportés par Blanchard lui-même dans ses propres écrits. Cette recension n’a d’ailleurs pas la prétention d’être exhaustive. Nous avons déjà évoqué plus haut le conflit ouvert avec Heim, son concurrent à la Chaire d’Histoire naturelle médicale, et celui, plus larvé qui l’opposa au doyen Brouardel. Les péripéties relatées ici complètent le tableau.
Du Bois-Reymond contre la France et les Français (Progrès médical, 1881)
Ce différend avec le fameux professeur de physiologie de l’Université de Berlin a son origine dans le voyage que Blanchard fit dans plusieurs universités allemandes en 1877 et 1878 alors qu’il n’était qu’étudiant. À son retour en France Blanchard publia dans le Progrès médical une série de lettres rapportant ses observations sur les différentes institutions qu’il avait visitées et les scientifiques qu’il avait rencontrés. De Du Bois Reymond, descendant de huguenots français émigrés en Prusse, il n’hésita pas à rapporter des paroles violemment anti-françaises prononcées en 1870, à la veille de la guerre franco-allemande, dans son discours d’investiture comme nouveau recteur de l’Université de Berlin. Le nouveau recteur était allé jusqu’à dire « qu’il rougissait de porter un nom français ». Il nia ces propos dans une lettre au Progrès médical d’août 1881, à laquelle fut jointe la réponse de Blanchard fournissant la preuve irréfutable : la publication intégrale de ce discours dans un journal prussien de l’époque 1. L’issue de cette querelle survint la même année lors d’une visite à Paris de Du Bois Reymond. Il aurait voulu, lui le professeur prestigieux, obtenir des excuses de cet impertinent étudiant de 23 ans et pour ce faire alla au laboratoire d’anatomie comparée du Museum où Blanchard travaillait. C’est Georges Pouchet, le maître de Blanchard, qui reçut l’éminent professeur prussien et qui lui mit le document compromettant sous les yeux. Laissons la parole à Blanchard pour l’épilogue :
« Monsieur le professeur, lui dit celui-ci [Pouchet], vous êtes un grand savant et chacun a pour vous beaucoup de respect, en raison de vos travaux scientifiques, mais je me doute de la raison pour laquelle vous désirez parler à M. Blanchard. Il n'y a pas lieu de discuter avec lui la question qui vous divise, car voici un document qui prouve qu'il a dit la vérité ; parlons donc d'autre chose. »
« A ces mots, Du Bois-Reymond perdit contenance. « C'était pitié, me dit Pouchet le lendemain, de voir ce vieillard devenir blême en prenant connaissance du texte que j'avais mis sous ses yeux. Il se mit à balbutier et ne sut que me dire : « Monsieur Pouchet, au revoir. »
Le trypanosome de Laveran (Société de Biologie, 1903)
Laveran n’est pas une petite pointure : il est le découvreur de l’agent du paludisme, découverte pour laquelle il a reçu le prix Nobel en 1902, l’année qui précède celle de cette anecdote, et dirige un laboratoire de protozoologie à l’Institut Pasteur. Cela commence par une communication de Blanchard à la Société de Biologie le 13 juillet 2. Il y est question de marmottes auxquelles a été inoculé expérimentalement Trypanosoma brucei, agent d’une trypanosomiase animale. Le 17 octobre est publié dans le même journal une correspondance de Laveran disant que Blanchard a omis de signaler que c’est lui qui lui avait fourni la souche de Nagana, via une souris infectée. Blanchard avait ainsi contrevenu à des règles élémentaires de déontologie scientifique. S’ensuit une lettre de Blanchard adressée à Laveran, des plus embrouillées, dans laquelle il exprime sa bonne foi. L’original de cette lettre a été conservé3. Dans cette même lettre, Blanchard soumet à Laveran un projet de correspondance au Progrès médical pour mettre fin en gentilhomme à ce qu’il juge être un malentendu. Il ne semble pas que cette rectification ait été publiée, la querelle prenant fin avec cette lettre (ou ce projet de lettre) de repentance de Blanchard à Laveran :
« À propos du procès-verbal par M. Raphaël Blanchard.
« Il est très exact que je dois à M. Laveran la souris inoculée avec le Trypanosome du Nagana, qui a été le point de départ de mes expériences sur la marmotte en hibernation. J’ai remercié à l’époque M. Laveran de sa libéralité ; je croyais avoir ainsi payé ma dette de reconnaissance car le don de ce petit rongeur ne me semblait pas sortir des menus services qu’on peut se rendre de laboratoire à laboratoire. M Laveran estime le contraire : il m’est donc très agréable de lui rendre publiquement hommage. Rayé : et de le remercier de sa souris. »
Chantemesse et la maladie du sommeil (Académie de médecine, 1903)
C’est avec son collègue Chantemesse (titulaire de la chaire de pathologie expérimentale de la Faculté de médecine et partenaire à part entière de l’IMC) que Blanchard se querelle sévèrement devant les pairs de l’Académie, ceci à propos de la maladie du sommeil. Cette dispute se déroule pendant trois séances successives4. Dans la première (20 octobre), Blanchard présente à l’Académie trois congolais atteints de la maladie du sommeil que son préparateur (et futur successeur) Brumpt vient juste de ramener d’une expédition en Afrique. Devançant la publication de Brumpt, il attribue à son collaborateur et élève la primeur de découvertes sur la reproduction expérimentale de la maladie sur des animaux et sur sa transmission par les mouches glossines, alors qu’il ne s’agirait, selon Chantemesse, que de la confirmation de résultats publiés trois mois auparavant par une équipe anglaise (Wiggins, Bruce et Nabarro). Ce que Laveran, présent à la réunion, confirme derechef. Blanchard, à court d’arguments pour répondre à ses contradicteurs, renvoie à la prochaine publication de Brumpt. Il revient néanmoins à la charge lors des séances du 27 octobre puis du 10 novembre où il revendique de nouveau l’antécédence des découvertes. Pour piquer au vif Chantemesse il ajoute perfidement que celui-ci était opposé à la mission de Brumpt en Afrique lorsque la question avait été soulevée au sein même de l’IMC. La conclusion de l’échange laisse imaginer la suite des rapports entre les deux collègues de l’Institut :
« M. Chantemesse - […] Reste un nouvel argument que M. Blanchard vient à l'instant de mettre au jour. Dans une séance de la Commission administrative de l'Institut de médecine coloniale, je me serais opposé, me reproche-t-il, à une demande aux pouvoirs publics d'une mission en faveur de M. Brumpt. Je suis vraiment surpris que M. Blanchard n'ait pas redouté d'apporter à la tribune de l'Académie une affirmation d'un caractère tendancieux aussi pénible, d'une inexactitude aussi complète et aussi flagrante, puisque, de la séance dont il s'agit (juin 1903), il existe un procès-verbal rédigé par le secrétaire de la Faculté, où chacun peut lire précisément le contraire de ce que vient d'affirmer M. Blanchard. »
« M. Blanchard - […] Quant aux conditions suivant lesquelles la mission Brumpt a été votée, nous sommes d'accord sur un point, à savoir qu'elle a été votée à l'unanimité. Je n'ai pas dit autre chose. Pour amener M. Chantemesse à ce vote, j'ai dû exposer devant la Commission le rôle probable des Glossines dans la transmission de la maladie du sommeil, ce qui prouve que l'idée était en l'air et ne nous est pas venue d'Angleterre. Je veux m'en tenir à cette seule constatation ; elle doit clore ce débat, où mon contradicteur se laisse entraîner à des violences de langage qui dépassent certainement sa pensée et dont je lui laisse la responsabilité. »
Au-delà des réactions épidermiques, il était pourtant légitime de la part de Chantemesse et de Laveran de contester la primeur de la découverte par Brumpt de la transmission expérimentale de la maladie du sommeil. Le recul historique leur donne raison et Brumpt ne l’a d’ailleurs jamais revendiquée comme le montre son rapport d’activités pour l’agrégation de 1907.
Les hostilités publiques à l’Académie de médecine entre Blanchard et Chantemesse continuent en 1906 au sujet du paludisme à Madagascar puis de la pratique de l’épandage dans les cultures potagères. Pour avoir le dernier mot, Blanchard glisse cette dernière perfidie dans son rapport de Titre et Travaux de 1908 :
« Cette présentation a été suivie d'une discussion qui ne vaut pas la peine d'être résumé il serait pourtant curieux te montrer de quel piètres arguments et de quelle bonne foi contestables certains hommes de science ne redoutent pas de faire usage dans les polémiques qu'il soulève sans autre intention que de les porter sur le terrain des personnalités.[…] seuls les psychologues trouveront quelque intérêt à la lecture de pareils débats ils y apprendront donc ce qu’en 1906 certaines personnes entendaient par bonne foi et courtoisie. »
Giard et la faune des chaudes du Hammam Meskhoutine (Société de Biologie, 1903)
Des disputes publiques de l’année 1903 dans le milieu de ses pairs, c’est probablement celle qui a le plus atteint l’honneur de Blanchard car il s’agit ici ni plus ni moins que de répondre à une accusation de plagiat de la part de Alfred Giard (1846-1908), fameux zoologiste et probablement rival de Blanchard sur ce terrain. Cette querelle a fait l’objet de 6 articles dans les comptes-rendus de la Société de Biologie qui en est le théâtre6 !
Tout part d’une communication de Blanchard dans laquelle il revient sur des observations qu’il avait faites en 1888, soit 13 ans auparavant, à l’occasion d’une mission en Algérie consacrée à la faune des sources chaudes du Hammam Meskhoutine. Il y est question notamment de l’adaptation des grenouilles aux eaux chaudes et de la présence dans ces eaux de poissons d’origine marine.
Sans entrer dans le détail de cette controverse qui montre jusqu’à quel degré de ridicule les hommes de science peuvent aller quand ils sont en concurrence, notons simplement que Giard non seulement conteste l’originalité des observations mais va jusqu’à accuser Blanchard d’avoir plagié un rapport de 1853 d’un certain P. Gervais, naturaliste qui a excursionné au même endroit (séance du 17 octobre). La lecture de ce texte (qui est intégralement cité par Giard) laisse en effet peu de doutes sur le plagiat ou sur la méconnaissance de sources bibliographiques essentielles.
Comme Blanchard ne reconnait pas aisément son ignorance (ou, pire, ses écarts à la déontologie), la polémique se prolonge avec des formules assassines, Giard allant jusqu’à mettre en cause la véracité d’informations contenues dans le traité de zoologie médicale qui a consacré la gloire internationale de Blanchard :
« […] dans son Traité de zoologie médicale (t. II, p. 141, fig. 447), M. R. Blanchard, étudiant un autre groupe de vers, les Polychaetes, prenait encore pour les yeux des Néréides les denticules (paragnathes) qui arment la trompe de ces animaux. Avant de chercher à mordre, M. Blanchard ferait bien d'appliquer aux Annélides les procédés dont il voudrait user envers ses collègues et de leur rendre œil pour œil et dents pour dents. »
Blanchard affecte de reprendre la main dans une ultime mise au point, mais en réalité il botte en touche :
« La querelle que M. Giard me cherche avec tant d’insistance n’a rien à voir avec la science, chacun l’a compris. C’est à moi personnellement qu’il veut s’en prendre. Cet homme de science, qui a fait et pourrait faire encore de bons travaux, semble avoir surtout le souci d’attaquer Pierre ou Paul. Aujourd’hui c’est à moi qu’il se prend. La Société de biologie jouit d’une réputation du meilleur aloi ; des débats de ce genre ne peuvent que la compromettre. La science n’ayant rien à y voir, j’estime que l’incident est clos. Toutefois, si M. Giard continue ses attaques, je continuerai à lui répondre. »
1 Progrès médical (1881) Série 1 Tome 9 p.652
↩
2 Comptes rendus des séances de la Société de biologie et de ses filiales (1903). Séances du 25 juillet (p. 1122) et du 17 octobre (p. 1147).↩
3 Archives de l’Institut Pasteur (CERIS), dossier R. Blanchard.↩
4 Bulletin de l’Académie nationale de médecine (1903) Séances des 20 octobre (pp. 188-192), 27 octobre (pp. 196-197) et 10 novembre (p.271-274).↩
6 Compte-rendu de la Société de biologie (1903) Séances des 11 juillet (pp.
947-950), 18 juillet (pp. 1003-1004), 25 juillet (pp. 1069-1070), 17 octobre
(pp. 1144-1147), 24 octobre (pp. 1187-1189), 7 novembre (1261-1262).↩