Le projet parisien tarde à se mettre en place
En 1899, Blanchard constate que l'enseignement civil des maladies tropicales est insuffisant en France. Et c'est seulement en 1902 qu'un institut de médecine colonial est créé à Paris. Que s'est-il passé pendant cette période de 3 ans ?
Le récit officiel de la phase de montage du projet a été publié dans une brochure de l’Union Coloniale de 1901, dont le secrétaire-général, Joseph Chailley-Bert, était initiateur du projet1. Un point de vue moins formel (mais dont l’objectivité n’est pas garantie) a été émis un peu plus tard par Blanchard dans un article des Archives de parasitologie publié en 19022. L’organe de l’Union coloniale, la Quinzaine coloniale se fait également l’écho de cette phase de montage3. L’ensemble de ces sources permet de résumer les péripéties qui ont précédé l’ouverture de l’Institut en octobre 1902.
Dans ses articles de 1899 Blanchard ne semble pas songer à l’implantation d’un institut spécialisé du type de Londres et de Liverpool à Paris. Marseille a sa faveur comme grand port colonial sur le point de disposer de chaires spécialisées dans son école de médecine.
Cependant, dans le même temps, l’Union Coloniale milite pour la création d’un enseignement de la médecine tropicale sur le modèle anglais dans la capitale. Chailly-Bert a même pris contact avec le doyen de la faculté de médecine, Paul Brouardel, dès avril 1899, pour initier un tel projet. Malgré un accueil favorable de la part de la Faculté, rien ne se passe.
Blanchard, qui dira ignorer le rapprochement entre Chailly-Bert et Brouardel, se met de son côté à la recherche d’une implantation pour un institut dès la fin de 1899. Cette initiative vient en contradiction avec son plaidoyer pour Marseille quelques mois plus tôt. Avait-il eu vent de l’initiative de l’Union coloniale et voulait-il prendre la main en bon opportuniste qu’il était ? L’échec d’une première tentative d’implantation à la Croix verte de Sèvres (Encadré 8) l’incite à contacter Chailly-Bert (qu’il savait donc favorable au projet) en avril 1900. C’est à ce moment seulement que Blanchard dit avoir été mis au courant des contacts antérieurs de l’Union coloniale avec Brouardel. Chailly-Bert comprend sans doute que Blanchard, influent dans les sphères médicales mais aussi politiques, peut l’aider à vaincre la résistance de la faculté.
On assiste alors, pendant les deux années qui suivent, à une lutte d’influence entre, d’une part, l’Union coloniale, très active et relayée par Blanchard, et, d’autre part, la Faculté de médecine dont le doyen use des habituelles lenteurs administratives pour infléchir l’esprit du projet et ralentir les échéances4.
Pendant l’année 1900, la pression du lobby colonial, bien représenté à la chambre, est forte, et Brouardel finit par faire accepter par le conseil de l’université en novembre le projet non pas d’un institut spécialisé doté d’autonomie (comme le voudrait l’Union et Blanchard) mais d’un enseignement de la médecine et de l’hygiène des pays chauds financé par souscription et simplement rattaché à deux chaires : celle d’Hygiène et celle d’Histoire naturelle médicale (cette dernière tenue par Blanchard). La formule minimaliste de la faculté n’envisageait donc pas de fondation indépendante. Elle ne résistera pas aux pressions du lobby et dès la fin de 1900, une grande souscription publique est lancée par Chailly-Bert puis relayée par la presse nationale. L’issue du projet est conditionnée tant à la réussite de cette souscription qu’à l’identification d’un site d’implantation permettant, comme à Londres et à Liverpool, de mener de front l’enseignement et la clinique.
Sur ces deux points, les déconvenues s’accumulent en 1901 et le projet n’avance pas. La souscription publique est un fiasco, le seul donateur étant initialement l’Union coloniale elle-même pour la somme de 51 000 F, somme dérisoire par rapport aux besoins. Par ailleurs, après le premier échec de la Croix verte de Sèvres, on peine à identifier un lieu pour le futur institut, susceptible de regrouper à la fois les enseignements théoriques, les laboratoires et les observations cliniques.
Finalement, deux évènements positifs lèvent les réserves des parties prenantes : (1) la promesse d’un versement annuel de 30.000 F sur le budget général de l’Indochine (dont le gouverneur était Paul Doumer) et (2) le choix de l’hôpital des Dames françaises à Auteuil5 pour les enseignements cliniques où l’institut pourra disposer de 12 lits. Toutefois tous les enseignement théoriques et pratiques se feront bien à la faculté de médecine, sans locaux ad hoc, et dans le cadre cette fois de trois chaires : celle de Blanchard (Histoire naturelle médicale), de Würtz (Hygiène) mais aussi celle de Chantemesse (Pathologie expérimentale comparée). La Parasitologie n’a pas la place de choix que Blanchard ambitionnait. Autre surprise : ce n’est pas Blanchard qui dirige cet institut sans mur, mais l’ex-doyen Brouardel qui vient de terminer son décanat !
Derrière la satisfaction de façade, on peut imaginer la déception de Blanchard. D’abord, le budget initial de l’institut était ridicule, bien insuffisant pour envisager la création de locaux propres comme à Londres ou Liverpool. Ensuite on ne disposait pour l’enseignement clinique que de 12 malheureux lits dans un hôpital non consacré aux malades atteints de maladies tropicales. Enfin Brouardel, fort de son autorité de Doyen, avait réussi à brider les initiatives de Blanchard, à empêcher la prédominance de la parasitologie dans le programme en y intégrant trois chaires d’enseignement, et, finalement, à le priver du titre de directeur en se le réservant pour lui-même.
Après toutes ces péripéties, l’Institut démarre enfin à l’automne 1902….
Hôpital de la Croix Verte française à Sèvres
Cet hôpital de convalescence pour militaires coloniaux devait être associé au futur Institut de médecine coloniale. Le projet échoua et c’est finalement l’hôpital d’enseignement des Dames ambulancières d’Auteuil (Croix Rouge) qui mit une douzaine de lits à la disposition de l’institut.
Marseille et Bordeaux ont abouti
Pendant les 3 années qu’il avait fallu aux promoteurs parisiens pour mettre péniblement en place leur projet, Marseille et Bordeaux avait mis en place leur propre enseignement civil de la médecine coloniale. Le Tableau 3 récapitule les structures d'enseignement de la médecine coloniale en 1902 en incluant la médecine militaire. On notera en particulier qu’à Bordeaux, une chaire de médecine tropicale, tenue par Alexandre Le Dantec6, a été créée à la Faculté de médecine. Le Conseil de l’université de Bordeaux a institué un diplôme de médecin colonial et les cours ont commencé le 2 décembre 1901. À Marseille les 5 chaires de médecine tropicales prévues à l’école de médecine ont finalement vu le jour et les malades des colonies, jusqu’ici dispersés dans plusieurs services, sont désormais regroupés dans un unique service dédié. Un décret du 31 juillet 1902 du ministre de l’Instruction publique autorise l’école de médecine de Marseille à délivrer des certificats d’études médicales et coloniales et d’études pharmaceutiques coloniales.
En 1902 l'enseignement civil de la médecine tropicale est donc bien en place à Bordeaux et Marseille. Il se renforcera encore considérablement par la suite dans ces deux villes où le contexte colonial est très présent, chacune disposant de son propre Institut colonial polydisciplinaire autour duquel gravitent nombre d’hommes d’influence et de scientifiques de grande valeur. Une des évolutions les plus remarquables sera la création de l’école d’application du service de santé des troupes coloniales de Marseille, dit le Pharo en 1905, en liaison organique avec l’école de médecine, ses chaires dédiés aux maladies exotiques et ses services cliniques spécialisés (Encadré 7). Dans cet ensemble désormais très concurrentiel, les promoteurs du projet parisien avancent que la spécificité de l’IMC sera d’accueillir des médecins étrangers. L’argument peut apparaître subsidiaire.
L’Institut Pasteur est devenu une institution scientifique de référence
A Paris même, durant cette transition entre deux siècles, l’Institut Pasteur, créée en 1887, devenait un centre actif de recherche et d’enseignement sur les maladies infectieuses et parasitaires, notamment tropicales7 (Tableau 3).
L’Institut Pasteur est privé, indépendant de l’université et financé sur fonds privés recueillis après souscription publique, comme l’IMC. Mais à la différence de celui-ci, la souscription initiale de l’Institut Pasteur avait été couronnée de succès puisque 3 millions de francs avaient été recueillis pour sa fondation. Ainsi l’argument, souvent avancé par Blanchard pour expliquer son propre échec, selon lequel il est difficile de faire appel à la générosité publique en France, n’est pas convaincant. La vérité c’est que le projet d’institut de médecin coloniale civile à Paris n’avait pas réussi à séduire les financeurs potentiels.
Si l’on s’en tient aux maladies tropicales, l’Institut Pasteur disposait dès le début du siècle d’un laboratoire de protozoologie travaillant notamment sur le paludisme et la maladie du sommeil. Ce laboratoire était dirigé par Alphonse Laveran (1845-1922), ancien médecin militaire précédemment au Val de Grâce et futur prix Nobel pour sa découverte du protozoaire du paludisme. Par ailleurs le cours de Microbie technique, mis en place par Émile Roux, formait les médecins civils mais aussi les médecins militaires, notamment ceux de l’école d’application du Val de grâce. Il faut aussi mentionner également la création de l’hôpital Pasteur, dédié aux maladies microbiennes, ainsi que celle des premiers Instituts Pasteurs dans les colonies, notamment ceux de Saigon (1891), Tunis (1893), Alger (1894), Nah Trang (1895) et Madagascar (1899). Ces instituts formaient un réseau d’observation et de recherche sur toutes les maladies tropicales à l’intérieur de l’empire colonial français.
Pour illustrer l’opinion excellente qu’on eut très vite de l’Institut Pasteur comme centre de référence pour les maladies tropicales, il suffit de citer ce que dira de l’Institut Pasteur en 1906 le Dr Primet, Médecin-Inspecteur des troupes coloniales, lors de l’Exposition coloniale de Marseille de 1906 :
« En réalité, la véritable école des hautes études de médecine coloniale, celle qui attire tous les chercheurs, c'est l'Institut Pasteur, avec sa puissante organisation. C'est là que se sont formés les médecins d'élite qui ont créé et dirigé les instituts bactériologiques de nos possessions d'outre-mer, c'est de là que sont partis et partent encore actuellement les missionnaires qui vont sous les tropiques explorer scientifiquement les pays neufs et tenter d'élucider les points obscurs de la pathologie exotique [….] Enfin, c'est l'atelier de découvertes où se produisent, se contrôlent et s'affirment les conquêtes de la science moderne.8»
La place de l’Institut Pasteur comme référence scientifique dans l’étude des maladies tropicales se concrétisa en 1908 par la création par Laveran de la Société de pathologie exotique et de son bulletin. La nouvelle société avait pour but « l'étude des maladies exotiques de l'homme et des animaux, celles de l'hygiène coloniale, de l'hygiène navale et des mesures sanitaires destinées à empêcher l'extension des épidémies et des épisodes aussi d'origine exotique ».
C’est par rapport à tous ces dispositifs concurrents que l’institut de médecine coloniale de Paris aura à démontrer sa spécificité, sa complémentarité, la valeur de son enseignement et de sa recherche.
Le premier cours de microbie de l’Institut Pasteur en 1889
L’institut Pasteur de Paris s’imposa dès la fin du XIXè comme centre de référence dans la recherche et l’enseignement de la pathologie tropicale, notamment de la parasitologie. Alexandre Laveran (1845-1922), ex-médecin militaire et découvreur de l’agent du paludisme, y entra en 1896 dans le laboratoire de protozoologie créé par Elie Metchnikoff (1845-1916). Il y fut rejoint en 1898 par Paul Louis Simond (1858-1947) qui avait découvert le rôle des puces dans la transmission de la peste humaine puis en 1899 par Félix Mesnil (1868-1938), protozoologiste. C’est en 1912 seulement que l’entomologie tropicale y eut un laboratoire spécialisé pour l’étude de la biologie des parasites vecteurs avec l’arrivée de Emile Roubaud (1882-1962). La protozoologie fut introduite dans le cours de microbie dès 1899 par Laveran et Mesnil puis l’entomologie parasitaire en 1912 par Roubaud. Ce cours était suivi notamment par les médecins militaires du Val de Grâce. L’excellence de l’Institut Pasteur dans le domaine des maladies tropicales est illustrée par la création par Laveran en 1908 de la Société de Pathologie exotique. Par ailleurs ses laboratoires dans les principaux territoires de l’Empire colonial formaient un réseau performant pour la recherche clinique et épidémiologique9.
2 BLANCHARD Raphaël (1902) L’institut de médecine coloniale, histoire de sa fondation. Archives de parasitologie. 6 : 585-603.↩
3 Quinzaine coloniale : 10 avril 1901, 10 juin 1901, 25 octobre 1902, 10 novembre 1902.↩
4 Blanchard et Brouardel sont alors tous deux membres de l’Union coloniale comme le montre la liste des participants au banquet annuel de l’année 1900. Il semble d’ailleurs qu’ils soient les seuls professeurs de l’Université (Quinzaine coloniale, 1 janvier 1901, pp. 408-409).↩
5 Hôpital de formation des dames ambulancières, non dédié à la pathologie tropicale.↩
6 Alexandre LE DANTEC (1857-1932) est le modèle des grands professeurs de médecine exotique issus du terrain, un profil professionnel radicalement différent de celui de Blanchard. C’était un médecin de la marine formé à l’école de Rochefort. Il acquit son expertise sur les maladies tropicales à l’occasion de nombreuses missions en Guyane, Annam et Nouvelle Calédonie. Après sa thèse de doctorat de médecine sur la fièvre jaune (1888), maladie qu’il avait d’ailleurs contractée en Guyane, puis des formations complémentaires à l’Institut Pasteur, il devint en 1890 le répétiteur attitré de l’École principale du service de santé de la Marine créée à Bordeaux la même année. Agrégé en 1895, il est nommé professeur en 1896 et un fameux Traité de pathologie exotique qui fera date. En 1902, il est nommé titulaire de la chaire de pathologie exotique de la faculté de Bordeaux qui devient en 1903 la chaire de médecine coloniale et clinique des maladies exotiques.↩
7 Opinel Annick (2008) The emergence of French entomology: the influence of universities, the Institut Pasteur, and military physicians (1890-1938). Med. Hist., 52 : 387-405.↩