Nous avons privilégié dans cette étude le Raphaël Blanchard parasitologiste et promoteur de la médecine coloniale civile en France, ce que la postérité reconnait d’abord en lui. Ce faisant nous avons passé sous silence de nombreuses facettes de ce personnage qu’on pourrait qualifier d’essentiellement éclectique. Nous tentons dans cette conclusion d’esquisser un profil de cette multidisciplinarité puis nous recherchons où réside l’unité de la personnalité de Blanchard. Enfin nous nous demandons si la dispersion des compétences de Blanchard a pu être un obstacle au plein épanouissement de son projet principal : la parasitologie appliquée à la médecine coloniale.
Les multiples compétences du professeur
On peut approcher ce point en analysant les thèmes de ses publications. Toutes les curiosités « périphériques » de Blanchard, aussi disparates qu’elles paraissent à première vue, ont fait l’objet d’articles dans des périodiques spécialisés. Il les a faites figurer dans ses rapports de Titres et Travaux pour l’université, au même titre que les autres. Aux publications recensées dans le rapport de 1908 nous y avons ajouté celles qu’il nous a été possible de retrouver de 1909 à 1919, date de sa mort. On dénombre plus de 500 publications de toute nature ! Ce classement n’est qu’indicatif, il donne une idée de la distribution des compétences et des sources d’intérêt scientifique de Blanchard.
Distribution thématique des publications de Blanchard
Les catégories du tableau correspondent à celles des rapports de Titres et Travaux de Blanchard. On peut les regrouper comme suit sans sacrifier l’information générale :
L’appétit pour les affiliations, les titres et les médailles
Nous sommes interpelés par la dispersion des centres d’intérêt scientifiques de Blanchard et par sa tendance à constituer des collections aussi exhaustives que possible à l’intérieur de chacun des corpus qu’il étudie, qu’ils soient zoologiques, historiques ou artistiques. Multiplicité des thèmes et, à l’intérieur de chaque thème, compilation aussi exhaustive que possible des unités individuelles qui le constituent. Un double mouvement d’appréhension du monde qui ne passe pas par l’explication ni la structuration, mais par le recensement et la constitution de listes et de collections.
Cette observation psychologique s’applique aussi à la soif semble-t-il inextinguible de Blanchard pour les signes de reconnaissance venant de ses pairs mais aussi de la société officielle, à travers les affiliations dans les sociétés, savantes ou non, les titres et responsabilités dans les congrès ou les instances dirigeantes nationales et internationales, les médailles et les rubans. La lecture de ses rapports de Titres et Travaux est édifiante à cet égard. Il y présente ces innombrables prises de guerre, qui se comptent par centaines, sous la forme de listes dans lesquelles les médailles honorifiques sont mises sur le même plan que les responsabilités stratégiques. À titre d’exemple nous présentons l’année 1898 : la médaille de Commandeur de l’ordre princier de Danilo Ier du Monténégro y côtoie la présidence de la Commission internationale de nomenclature zoologique, comme si une même valeur s’attachait à ces deux titres. Il est possible que Blanchard, aveuglé par son appétit des honneurs, ait fini par privilégier le nombre sur la qualité, au risque d’encourir un certain ridicule. Nous préfèrerions y voir le signe d’un humour au second degré.
« 1898
« Président de la société centrale d'agriculture et de pêche.
Membre perpétuel de l'association centrale des vétérinaires (25 février).
Membre correspondant de la Société royale des sciences de Liège (21 avril).
Membre de la Deutsche pathologische gesellschaft.
Membre de la Société des amis de la médaille française (6 juin).
Membre d'honneur du comité français du congrès international des pêches maritimes d'ostréiculture et d'agriculture marine, réuni à Dieppe du premier au 5 septembre.
Délégué du ministère de l'instruction publique et de l'université de Paris au 4e congrès international de zoologie réunie à Cambridge, Angleterre.
Président de la commission internationale permanente de la nomenclature zoologique instituée par le congrès de Cambridge.
Membre de la classe 111 du groupe XVI des comités d'admission à l'exposition universelle de 1900.
Membre des comités spéciaux chargée de l'étude des questions relatives aux demandes et à l'organisation des congrès internationaux en 1900 (arrêté du 12 juin 1898).
Commandeur de l'ordre princier de Danilo Ier du Monténégro (5-17 août). »
Au-delà des traits psychologiques individuels, on pourrait aussi invoquer chez Blanchard la forte imprégnation culturelle d’une époque antérieure, déjà presque révolue au début du XXè siècle : celle où l’on privilégiait l’idée de plénitude dans les conceptions du monde et de la nature. Le monde faisait de la part des savants l’objet d’un immense et fol inventaire où à chaque chose, y compris les plus singulières, devait être affecté un nom et une classe et où rien ne devait être laissé de côté. Blanchard semblait encore vivre à l’époque des cabinets de curiosité alors que la science avançait à grand pas.
Un homme de rayonnement et d’influence
L’éclectisme radical de Blanchard, son inclination pour les listes et les collections, sa recherche de l’exhaustivité dans ses champs de prédilection mais aussi ses curiosités pour le particulier, l’exceptionnel, le bizarre, nous semblent composer une personnalité assez unie sous l’apparent disparate.
À cet appétit de connaissances s’ajoutent chez Blanchard le besoin de reconnaissance et celui d’exercer son influence dans toutes les sphères qu’il fréquente, - et elles furent nombreuses. Ce trait de caractère semble plus décisif chez lui que le goût du pouvoir proprement dit, ainsi que le montre notre étude, centrée sur une entreprise, l’IMC, qui l’a projeté dans un monde complexe non limité à la faculté de médecine. Il n’a visiblement pas voulu perdre son énergie à acquérir un pouvoir institutionnel universitaire qu’il sentait lui échapper de toute façon : il s’est préservé de ce côté pour jouir pleinement de ses nombreuses curiosités pour le monde. Pour ce faire, il a su s’abriter derrière ses deux journaux, les Archives de parasitologie et le Bulletin de la Société française d’histoire de la médecine, et dans le sanctuaire de l’Académie de médecine où il resta très impliqué y compris dans les dernières années de sa vie durant lesquelles il exerça les fonctions de secrétaire.
Son influence, il l’a exercée à la fois vers l’extérieur et à l’extérieur, à partir de son fief du Boulevard Saint-Germain et en multipliant les contacts en France et à l’étranger, contacts favorisés par sa connaissance des langues étrangères (anglais, espagnol, italien russe, allemand). Comme professeur il a été reconnu internationalement par ses grands traités de zoologie et d’entomologie médicales et par ses insignes qualités de pédagogue et d’orateur. Les nombreux médecins étrangers qui ont fréquenté l’IMC ont contribué à répandre cette image hors des frontières. À l’extérieur, il faut souligner ses innombrables participations aux congrès des grandes sociétés scientifiques européennes, à l’occasion desquelles il endossa souvent les responsabilités de président ou de secrétaire, mais aussi sa pénétration des milieux plus politiques de la colonisation, pour des raisons ici plus intéressées.
S’il a recherché les honneurs et désiré exercer son influence, il a donc aussi assumé vis-à-vis de ses pairs les tâches les plus concrètes et les plus difficiles, voire les plus fastidieuses, comme celles de secrétaire de sociétés ou d’Académies et d’éditeur de journaux, de rédacteur de brochures à visée éducative.
L’Institut de médecine coloniale comme vitrine professionnelle
L’IMC offrait à Blanchard l’opportunité de s’extraire du milieu quelque peu étouffant de la faculté de médecine et de prendre une forme d’indépendance. Cet opportunisme personnel se ressent à l’origine du projet. Cette promesse ne se réalisa qu’à demi puisque l’institut resta intégré aux chaires d’enseignement et que Blanchard n’en eut jamais véritablement la responsabilité, obligé de traiter d’égal à égal avec des collègues qui ne semblaient pas tous le porter dans leur cœur. Il en fut pourtant à la fois l’initiateur, grâce à son entregent personnel et à ses relations politiques dans le milieu colonial, et le porte-parole par son aura de professeur-académicien.
On perçoit toutefois que Blanchard n’a pas tout fait pour obtenir le prestige auquel il pouvait prétendre dans ce domaine. Il s’est arrêté en chemin non pas par manque d’ambition mais parce qu’il n’avait pas toutes les cartes en main. On peut invoquer trois raisons, évidemment interdépendantes :
- les contraintes institutionnelles liées aux réticences de l’université vis à vis d’un institut indépendant de la faculté de médecine ; à l’absence de ressources autonomes et à la difficulté d’intéresser les investisseurs extérieurs ; à la non-faisabilité à Paris d’un projet de l’envergure de ceux de Londres et de Liverpool.
- l’insuffisance de reconnaissance scientifique de Blanchard dans le domaine spécifique des maladies tropicales et de la biologie des parasites. Par comparaison la plupart des grands spécialistes et pionniers de l’époque, tant français qu’anglais, étaient des médecins militaires coloniaux ayant fait leurs preuves sur le terrain, dans les zones intertropicales, et quelquefois au risque de leur vie. Avant Brumpt, Blanchard et ses premiers collègues étaient de purs produits académiques ne s’étant jamais hasardés au-delà de 23° de latitude nord.
- la dispersion des compétences et de ses activités : si Blanchard avait voulu faire de l’IMC son terrain d’action principal et le centre d’un pouvoir personnel, ce qu’il envisageait peut-être à l’origine, il aurait sacrifié certaines activités et consacré plus de temps à la recherche de financeurs, à la mise en œuvre d’expéditions scientifiques, au développement de programmes de recherche spécifiques sur les maladies parasitaires tropicales. Bref il aurait cherché à inscrire franchement l’institut dans le mouvement général des sciences médicales coloniales alors en plein essor. L’IMC fut au fond pour Blanchard une vitrine professionnelle lui permettant d’étendre son rayonnement personnel à l’extérieur, dans des sphères qui n’étaient pas exactement celles de la médecine tropicale (médecins étrangers, notamment d’Amérique latine, lobby colonial, Académies et cercles divers).
1 BLANCHARD Raphaël (1909) Epigraphe médicale: Corpus inscriptionum ad medicinam biologiamque spectantium (tome I). Asselin et Houzeau.↩
2 BLANCHARD Raphaël et VAN QUY Bui (1918) Sur une collection d'amulettes chinoises (dessins de Melle Gilberte Zaborowska). F. Alcan.↩
3 Anatomie comparée ; sous-entendu : entre espèces – Tératologie : science des anomalies anatomiques congénitales ou héréditaires - Anthropologie biologique (ou anthropologie physique) : science qui étudie les groupes humains d’un point de vue physique et biologique.↩
4 Il a développé ces sujets de prédilection dans ses cours d’anthropologie zoologique pour l’école d’anthropologie de Paris, ceci jusqu’à sa nomination comme professeur de médecine (1897) puis plus tardivement dans le cadre de la Société des américanistes de Paris (1909-1919).↩
5 La chromidrose est une anomalie caractérisée par une sécrétion sudorale de matière colorée (gris-bleu ou gris foncé). L’audition colorée est une faculté d’association des sons et des couleurs, par laquelle toute perception acoustique peut éveiller une image colorée. Ces bizarreries, qui ne sont pas pathologiques, ont intéressé Blanchard dans les années 1910-18, comme en témoignent plusieurs de ses communications à l’Académie de médecine de l’époque.↩
6 BLANCHARD Raphaël (1905). Les Moustiques, Histoire naturelle et médicale. F.R. de Rudeval. 670 p.↩
7 BLANCHARD Raphaël (1909). L’insecte et l’infection. Premier fascicule : les acariens. Librairie scientifique et littéraire. 160 p. Ce premier fascicule en appelait un second consacré particulièrement aux mouches (communication de Blanchard à l’Académie de médecine du 15 juin 1909, p ; 672-673), mais il n’eut pas de suite.↩
8 BLANCHARD Raphaël (1889 -1890). Traité de zoologie médicale. Tome 1. 813 p. Tome 2 893 p.↩
9 Bulletin de l’Académie de Médecine : 21 septembre 1915, 30 novembre 1915, 2 mai 1916, 9 mai 1916. Certaines de ces communications à l’Académie font référence à des brochures et à des affiches éditées par la Ligue sanitaire ainsi qu’à des articles de Blanchard dans le Bulletin de cette ligue mais il n’a pas été possible d’en retrouver la trace à la date de rédaction de cette étude.↩
10 Blanchard fut un pionnier en la matière, voir LEFEBVRE Thierry (1995) Louis-Ferdinand Céline, Raphaël Blanchard et les mouches. In: 1895, Revue d'histoire du cinéma, n°18, pp. 96-105.↩
11 Revue des traditions populaires, article nécrologique à l’occasion de la mort de Raphaël Blanchard, 1919, p.96.↩
12 Mimophonie, néologisme proposé par Blanchard lui-même, pour décrire le remplacement dans un mot composé ou dans une expression complexe d’un terme qu’on ne comprend pas par un autre plus familier, sans aucun rapport avec lui pour le sens, mais présentant une pure ressemblance phonétique.↩