La notion d'agent pathogène et celle de parasite.
Émergence de la parasitologie.
Part de Blanchard dans l'essor de la parasitologie tropicale.
Émile Brumpt, élève de Blanchard et vrai père de la parasitologie française.
Table des matières
La notion d'agent pathogène et celle de parasite
Jusqu'à la moitié du XIXe siècle, les termes de parasites, germes, virus, miasmes etc… étaient employés presque indifféremment par les médecins pour désigner des agents associés aux maladies de l'homme et des animaux. Parmi ces agents, certains étaient connus : ceux que l'on pouvait voir à l'œil nu ou grâce aux microscopes de l'époque. C’était pour l'essentiel ce que nous appelons désormais des parasites : les vers ou les amibes de l’intestin ; les douves du foie ; les larves de diptères sous la peau ou les muqueuses ; les gales et les teignes sur la peau, etc.
On suspectait également, et ceci depuis le XVIIe siècle au moins, l'existence d'agents invisibles capables de se propager dans la population et responsables des signes des maladies (notion de contagium vivum). A l'époque il n'allait pas de soi que ces agents, invisibles ou pas, fussent eux-mêmes des causes directes de maladies spécifiques. La théorie médicale la plus courante était que ces agents étaient plutôt des expressions de la maladie que des causes spécifiques. On s'en tenait le plus souvent à la théorie hippocratique selon laquelle c'est le terrain qui détermine la maladie, c'est-à-dire à la fois la constitution de l'individu et l'environnement (climatique, géographique, etc.) dans lequel il vit.
La théorie erronée de la génération spontanée qui eut cours jusqu'au début du XXe siècle entravait de surcroît l’évolution des esprits. Selon cette théorie, des êtres vivants (notamment les amibes, ces protozoaires intestinaux invisibles à l'œil nu) pouvaient naître spontanément de la matière donc à l'intérieur du corps. Cette croyance ralentit la recherche expérimentale des agents pathogènes responsables directs des maladies car elle renforçait la théorie selon laquelle les microbes étaient des conséquences de la maladie plutôt que des causes. Sur des bases expérimentales convaincantes, Pasteur sut, dans le dernier tiers du XIXe siècle, réfuter expérimentalement la théorie de la génération spontanée et établir que la théorie des germes s'appliquait aux maladies infectieuses. Selon cette conception, chaque maladie était causée par un agent pathogène spécifique dont les propriétés pouvaient expliquer les caractères spécifiques de la maladie associée. Pasteur et ses contemporains illustres, comme Robert Koch en Allemagne, réussirent à reproduire certaines maladies après isolement d'agents infectieux jusque-là inconnus puis inoculation expérimentale à des animaux (maladies du ver à soie, charbon, tuberculose, choléra, diphtérie…)
Ce prodigieux essor de la théorie des germes, due à Pasteur et à ses contemporains, eut pour conséquence la naissance des disciplines en rapport avec chacun des types d'agents pathogènes. Ainsi pour la parasitologie.
Émergence de la parasitologie
Le premier usage du terme de parasitologie permet de repérer la date de la naissance de la discipline, ou du moins celle de la conscience que les scientifiques en prenaient collectivement. Ce mot semble avoir été utilisé pour la première fois en 1886 dans le Recueil de Médecine Vétérinaire de l'Ecole d'Alfort par Alcide Raillet, Professeur à l'école d’Alfort1 (que Blanchard connaissait bien). Il ne serait donc même pas légitime de faire de Blanchard le "grand-père" de la parasitologie française moderne2. Par ailleurs, la frontière entre parasitologie et microbiologie resta longtemps floue, faute de critères de distinction assez précis entre les grandes catégories d’agents pathogènes. Par exemple, les microbiologistes revendiquaient les maladies dues aux protozoaires, comme le paludisme. Le flou entre maladies infectieuses stricto sensu et maladies parasitaires s’explique donc de la part d’un zoologiste comme Blanchard car beaucoup de maladies infectieuses sont transmises par des insectes ou des tiques, lesquels interviennent alors comme vecteurs d'agents pathogènes et non pas comme agents pathogènes directs. Cela s’applique d’ailleurs à de nombreuses maladies tropicales causées par des protozoaires, des bactéries ou des virus.
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Blanchard, en tant que spécialiste des sangsues, des vers et des insectes (mouches, moustiques) se positionnait au cœur de ce nouveau domaine de la science médicale qu’était la parasitologie. Il s'imposa à ses contemporains - et fut nommé à l'Académie nationale de médecine en 1894 - en sa qualité de zoologiste, et, singulièrement, d'entomologiste. Il prit une place majeure dans la discipline naissante grâce à ses traités d’histoire naturelle et de classification systématique des insectes parasites ou vecteurs3, par ses centaines d'articles de description de nouvelles espèces, et par ses collections très complètes.
MALADIE |
AGENT PATHOGÈNE |
VECTEUR
|
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TYPE |
NOM |
TYPE |
NOM |
|
Paludisme |
Protozoaire |
Plasmodium |
Moustique
|
Anopheles |
Peste |
Bactérie |
Yersinia |
Puce
|
Anopheles |
Maladie du sommeil |
Protozoaire |
Trypanosoma |
Mouche
|
Glossines
(Tsé-tsé) |
Fièvre jaune4 |
(virus filtrable ) |
Non connu |
Moustique
|
Aedes |
Filarioses |
Ver Nématode |
Filaria bancrofti
Filaria loa |
Moustique
|
Culex |
Bilharziose |
Ver Trématode |
Bilharzia |
Mollusque |
… |
Fièvre boutonneuse |
Bactérie |
Rickettsia |
Tique
|
Ixodes |
Sa spécialité de zoologiste, et en particulier d'entomologiste, mettait Blanchard au cœur des priorités médicales tropicales car nombre des grandes maladies coloniales étaient causées par des microbes transmis par les arthropodes (Tableau ci-dessus). Certaines espèces de moustiques transmettaient le paludisme et la fièvre jaune, deux maladies majeures provoquant une mortalité catastrophique, notamment dans les populations transplantées et les troupes coloniales. D’autres espèces de moustiques servaient de vecteurs aux filaires, responsables de l’éléphantiasis et de lésions oculaires. Les mouches glossines, les fameuses tsé-tsé, véhiculaient les trypanosomes de la maladie du sommeil affectant tout particulièrement les populations indigènes vivant dans les brousses de l’Afrique occidentale et centrale. Sans parler des tiques (fièvre boutonneuse), des poux (typhus), des puces (peste) et même des mollusques d’eau douce (bilharzioses).
Part de Blanchard dans l'essor de la parasitologie tropicale
Contrairement à certains de ses grands contemporains français (comme Laveran, Simond et Nicolle), Blanchard ne s'est pas consacré à l'étude des maladies parasitaires sur le terrain. Il manifesta peu d’intérêt pour l’étude du pouvoir pathogène des parasites et de leur biologie dans le milieu naturel, ce qui aurait pu pourtant tenter le naturaliste en lui. Sans sous-estimer son importance comme systématicien des parasites (mouches, moustiques, helminthes), on peut dire qu'il n'a pas contribué de manière remarquable au progrès des connaissances de son temps sur les grandes maladies parasitaires tropicales en termes de clinique, pathogénie, épidémiologie, prévention et traitement. Ses publications sur les maladies parasitaires tropicales stricto sensu sont le plus souvent des synthèses ou des articles de vulgarisation à l’intention de publics divers, sans résultats originaux. Les découvertes majeures faites durant la période 1875-1914 dans le champ des maladies parasitaires tropicales transmises par les insectes et les tiques figure dans l’Annexe 1 : on y trouvera certains chercheurs français mais Blanchard n’y figure pas.
Soulignons aussi qu’en dehors des maladies parasitaires, l’application des doctrines pastoriennes a accéléré la connaissance de maladies non parasitaires aussi importantes que le choléra, la tuberculose, la variole et la lèpre, ceci pendant les 25 années environ qui nous concernent ici (1890-1914). Ces maladies à distribution mondiale sévissaient tout particulièrement dans la zone intertropicale. Contrairement aux parasites et aux bactéries, les virus n’étaient pas encore identifiables avec les techniques microscopiques même si l’on soupçonnait leur existence (on parlait de « virus filtrable5 ») et qu’on connaissait, dans certains cas, leur mode de transmission par les arthropodes : le mode de transmission de la terrible fièvre jaune par les moustiques (Aedes aegypti) fut ainsi reproduit expérimentalement chez des cobayes humains dès 1881 alors que la virus n’avait pas encore été identifié.
Émile Brumpt, élève de Blanchard et vrai père de la parasitologie française
Si les contributions scientifiques originales de Blanchard concernent la classification systématique des parasites, un de ses élèves a durablement laissé son nom dans la recherche sur les maladies parasitaires tropicales. Il s’agit d’Emile Brumpt (1877-1951), que certains considèrent comme le véritable « père » de la parasitologie française moderne6.
Alors qu’il n’avait pas encore achevé sa thèse de doctorat de sciences naturelles chez Blanchard (sur le thème des sangsues), Brumpt participa à la mission africaine de l’explorateur Bourg de Bozas qui mourut durant l’expédition (1900-1903). De cette traversée de la mer Rouge à l’Atlantique, il rapporta de nombreuses observations sur les maladies parasitaires, notamment sur le paludisme, une expérience unique qui devait décider de son avenir professionnel7. Dans la foulée, il participa à une mission de 6 mois sur la maladie du sommeil au Congo, puis, 3 ans plus tard, sur le paludisme dans la province d’Oran. Docteur en médecine en 1906 puis agrégé en 1907 et chef des travaux pratiques à l’IMC, il succéda à Blanchard en 1919 comme titulaire de la chaire de parasitologie de la faculté de médecine de Paris. Il voyagea encore beaucoup (Amérique du Sud, Asie) et ses travaux scientifiques portèrent sur de nombreux agents parasitaires d’intérêt exotique, notamment : trypanosomes, schistosomes, piroplasmes, et rickettsies. Il est l'auteur d’un célèbre Précis de Parasitologie (6 éditions de 1910 à 1949) et le fondateur des Annales de Parasitologie (qui remplacèrent les Archives de parasitologie en 1923)8.
Brumpt conféra à la chaire de parasitologie sa réputation dans le domaine des maladies parasitaires tropicales, au-delà de la simple histoire naturelle. Il a très peu publié avec Blanchard. Celui-ci a même pu le desservir au retour de sa mission sur la maladie du sommeil au Congo en octobre 1903. Le maître avait en effet tenu à présenter à l’Académie de médecine trois congolais amenés en France pour observation par Brumpt. A l’occasion de cette exhibition publique, il a attribué à son élève la primeur de résultats sur la reproduction expérimentale de la maladie sur le singe, une attribution contestée par Chantemesse, professeur d’hygiène associé à l’IMC. Il n’est pas certain que cette intervention précipitée de Blanchard ait facilité les débuts de Brumpt au sein de l’institution universitaire9.
2 THEODORIDES Jean (1993), ibid.↩
3 Ouvrages de R. Blanchard sur l’histoire naturelle et la classification
des insectes en dehors du Traité de zoologie médicale déjà cité :
4 On ne connaissait pas encore la nature de l'agent pathogène, un virus filtrable, mais sa transmission par des piqures de moustique l'était.↩
5 Les tout premiers virus dits filtrables n’ont été mis en évidence qu’à partir de 1892.↩
6 THEODORIDES Jean (1993), Ibid. Les deux autres collaborateurs notables sont Jules Guiart (1870-1965) et Maurice Neveu-Lemaire (1872-1951). Le premier, chef des travaux pratiques et agrégé dans la chaire d’histoire naturelle médicale de Blanchard en 1901, fut nommé en 1906 titulaire de la chaire d’histoire naturelle médicale de la faculté de médecine de Lyon. Le second prépara sa thèse de docteur en médecine sur les hématozoaires de paludisme (1901) chez Blanchard puis participa, en tant que naturaliste, à l’expédition scientifique de Créqui-Montfort et Sénéchal sur les hauts plateaux de Bolivie. En 1904 il rejoignit comme agrégé la faculté de médecine de Lyon.↩
7 BRUMPT Emile. Mission de M. le Vte du Bourg de Bozas en Afrique centrale. Notes et observations sur les maladies parasitaires. Arch. parasitol. (1901) Tome 4. 563-580 - (1902) Tome 5. 149-159.↩
8 THEODORIDES Jean (1993) Ibid.↩
9 Cet épisode est relaté avec plus de détails dans l’Annexe 2 : Blanchard en conflit avec ses pairs.↩